Marie, la mère de Jésus de Nazareth, n'est mentionnée que de façon très discrète et épisodique dans l'ensemble de la littérature néo-testamentaire. En revanche, en tant que personne faisant l'objet de culte et de vénération, elle occupe progressivement une place singulière et éminente dans la foi et la spiritualité chrétiennes, tant orientale qu'occidentale. On a pu dire que « la place de Marie est certainement un cas typique, un cas limite même, du développement du dogme et de la piété dans la tradition catholique » (P. Zobel). Cette double constatation soulève une foule de questions qui relèvent à la fois de l'exégèse biblique et de la théologie, de l'histoire comparée des religions et de l'histoire des dogmes, voire de la psychologie et de la sociologie religieuses. Il est donc difficile, sinon impossible, de faire le départ entre les éléments qui permettent de situer Marie en tant que personnage historique (au sens rigoureux du terme) et ceux qui proviennent de la légende (accréditée par la prolifération des évangiles apocryphes), ou encore ceux qui sont le fruit de la spéculation religieuse de la période postapostolique. Les textes évangéliques eux-mêmes témoignent de l'existence, dès la fin du ier siècle, d'une tradition mariale assez fermement établie dans les premières communautés chrétiennes. On sait, d'autre part, que le développement de la piété mariale populaire a de loin précédé celui de la doctrine ecclésiastique. Celle-ci s'est lentement élaborée, non sans tensions ni sans controverses, d'abord à travers les grands débats relatifs aux dogmes trinitaire et christologique, puis, plus tardivement et jusqu'aux temps modernes, de façon plus ou moins autonome. Cette élaboration fait d'ailleurs apparaître entre l'Orient et l'Occident des divergences non négligeables. Tandis que les Églises orthodoxes, restant fixées aux grands énoncés dogmatiques antérieurs au schisme, développent surtout une sorte d'« omniprésence » de la Vierge mère de Dieu (Theotokos) dans la liturgie, l'hymnologie et l'iconographie, supports de la spiritualité, l'Église latine poursuivra de son côté un développement doctrinal faisant apparaître la « mariologie » comme une branche spécialisée de la théologie catholique romaine et aboutissant aux grandes définitions dogmatiques des xixe et xxe siècles (Immaculée Conception et Assomption). Si, au départ, la Réforme du xvie siècle n'a contesté que les excès de la dévotion mariale portant atteinte à l'unique médiation du Christ, l'opposition grandissante au dogme romain et à la mariologie a rapidement abouti à ce qu'on peut appeler le « vide marial » de la spiritualité et de la théologie protestantes.
La personne de Marie, le rôle à lui attribuer dans l'œuvre du salut
et dans la vie de l'Église soulèvent donc entre les diverses confessions
chrétiennes de nombreux problèmes. Ils se posent du point de vue de la
foi, au niveau des présupposés théologiques qui commandent l'exégèse et
l'interprétation des textes bibliques, mais également dans le domaine de
la théologie systématique et de l'ecclésiologie. De ce fait, ils
constituent un « lieu » non négligeable du débat théologique auquel le
dialogue œcuménique actuel ne peut manquer d'apporter un éclairage et
peut-être aussi des perspectives nouvelles.
I - Marie dans le Nouveau Testament
Si l'on adopte, avec André Feuillet (« La Vierge Marie dans le Nouveau Testament », in Maria, t. VI),
l'ordre chronologique, généralement admis, de la rédaction des textes,
on constate tout d'abord que les grandes épîtres pauliniennes (à
l'exception d'une allusion indirecte, Gal., IV,
4) ignorent Marie. L'Évangile de Marc, passant sous silence les récits
de la Nativité, ne mentionne la mère de Jésus et « ses frères » qu'à
propos de deux incidents du ministère galiléen de Jésus, où celui-ci est
contesté (Marc, III, 31-35 et VI, 3).
Quelle que soit l'interprétation donnée par la suite à la mention des
« frères » de Jésus, il ne s'agit dans les deux cas que d'une relation
de parenté tout humaine entre Jésus et sa mère. Il faut rapprocher de
ces textes (et de leurs parallèles dans Matthieu et Luc) le logion de
Luc, XI, 28, où, en réponse à une allusion de
quelqu'un dans la foule à la maternité physique de Marie, Jésus répond :
« Heureux plutôt ceux qui écoutent la parole de Dieu et la gardent. »
Matthieu d'abord, Luc ensuite sont les seuls à faire place aux récits de
la naissance et de l'enfance du Christ. Par rapport à Marie, ils
présentent entre eux de notables différences. Dans Matthieu, la
généalogie destinée à établir la filiation davidique et abrahamique de
Jésus aboutit d'abord à Joseph, « l'époux de Marie de laquelle est né
Jésus, appelé Christ » (Matthieu, I, 16). C'est
Joseph qui reçoit l'annonce de la conception et de la naissance
miraculeuses (versets 18-25). L'événement est présenté moins comme une
grâce et un privilège accordés à Marie que comme l'accomplissement des
prophéties messianiques en la personne de l'enfant, « conçu du
Saint-Esprit », le Sauveur, « Emmanuel, Dieu avec nous ». Le chapitre ii,
qui relate l'adoration des mages, la fuite en Égypte et le massacre des
innocents de Bethléem, est tout entier centré sur le thème de la
royauté davidique de l'enfant. C'est lui qui est l'enjeu du drame qui se
joue. Il est cinq fois mentionné « avec sa mère » dont le sort est
naturellement lié au sien ; mais on ne trouve encore ici aucun élément
directement mariologique, sinon l'affirmation de la naissance virginale.
L'essentiel du donné marial néotestamentaire apparaît donc chez Luc (chap. I et II) et secondairement chez Jean, dans le récit de deux épisodes significatifs : le premier miracle, à Cana (Jean, II, 1-12) et la crucifixion (Jean, XIX, 25-27).
Contrairement à Matthieu, Luc donne à Marie la
première place dans les récits de l'enfance. Elle entre en quelque sorte
en scène de façon directe et personnelle. C'est elle qui reçoit la
salutation angélique (« Réjouis-toi, pleine de grâce »), l'annonce de la
conception virginale et de l'enfantement par la puissance du Très-Haut.
Elle y répond personnellement dans la foi et l'obéissance de la
servante du Seigneur à sa parole (I, 26-38).
Suivent la visite et le séjour chez Élisabeth, mère de Jean-Baptiste,
qui l'accueille comme « la mère de son Seigneur » et la déclare « bénie
entre les femmes » et « bienheureuse parce qu'elle a cru » (I, 39-45).
Marie répond par le cantique célèbre, le « Magnificat », qui exprime la
béatitude et l'action de grâces au Dieu d'Israël dont la miséricorde
envers son peuple s'accomplit en vertu de ses promesses (I, 46-55). À ces textes majeurs, il faut ajouter le récit de la Nativité (ch. II),
qui mentionne toujours le couple Marie et Joseph, mais souligne deux
fois (versets 19 et 51) que « Marie gardait ces choses dans son cœur » ;
et surtout la prophétie de Siméon (II, 35) lors
de la présentation au Temple : « À toi-même une épée te transpercera
l'âme. » En dehors des passages déjà cités (parallèles de Marc), on ne
trouve plus chez Luc que la mention de Marie priant avec les Apôtres
avant la Pentecôte (Act., I, 14).
Les deux textes johanniques n'ajoutent rien à
ces éléments, sinon qu'ils situent Marie comme toute proche de son fils à
deux moments décisifs de son ministère, lors de sa première
manifestation messianique et lors du sacrifice suprême de la croix. Il
faut reconnaître d'ailleurs que, dans les deux cas, cette proximité
s'accompagne de façon assez ambiguë d'une certaine distance marquée
chaque fois par l'appellation de « femme ». À Cana, Jésus dit
(littéralement) : « Qu'y a-t-il de toi à moi » ; et Marie se borne à se
soumettre à la décision de son fils. À la croix, une sorte de
détachement déchirant se produit : Jésus meurt seul, et Marie reçoit
demeure terrestre et protection filiale auprès du disciple bien-aimé. La
littérature johannique fournit encore dans l'Apocalypse (chap. XII)
l'allégorie de la femme couronnée de douze étoiles apparaissant dans le
ciel, en proie aux douleurs de l'enfantement, et que la tradition
ultérieure interprétera dans un sens mariologique.
Ce bilan sommaire permet de situer les principaux points d'appui que
la tradition chrétienne primitive fournit aux développements ultérieurs
de la piété et des dogmes mariaux. Il ne suffit pas à lui seul à en
expliquer le contenu qui s'enrichira, au cours des siècles, des
multiples titres et privilèges reconnus à Marie, ni surtout les raisons
dogmatiques qui par une sorte de logique interne conduiront, à travers
le foisonnement de la dévotion mariale, l'Église catholique à faire de
la Vierge Marie l'objet d'un culte spécial (« hyperdulie ») et à lui
attribuer un rôle actif dans le mystère de la foi par une coopération de
plus en plus précise à l'œuvre rédemptrice du Christ.
II - La tradition ecclésiastique
Il est impossible de suivre autrement qu'à grands traits le
cheminement de Marie à travers des siècles de tradition. Les travaux de
René Laurentin, par exemple, montrent assez que l'extraordinaire relief
qu'a pris la Vierge Marie dans la piété vivante et la doctrine
officielle de l'Église catholique jusqu'à nos jours pose d'innombrables
problèmes, au sein même du catholicisme, tant au plan de l'exégèse et de
l'histoire qu'à celui de la théologie, de l'ecclésiologie et de
l'expérience religieuse elle-même.
Historiquement, on peut grosso modo caractériser trois périodes. La première, à partir du iie siècle, s'achève au ve avec
les deux grands conciles christologiques d'Éphèse (431) et de
Chalcédoine (451). Dans la ligne des symboles trinitaires (symboles des
Apôtres, de Nicée-Constantinople), le rôle de Marie se limite à
l'Incarnation et n'est envisagé essentiellement que par rapport au
Christ « conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie ». À Éphèse, Marie
sera proclamée « mère de Dieu » (Theotokos) dans le contexte du
dogme des deux natures dans le Christ (Jésus-Christ, vrai homme et vrai
Dieu) qu'explicitera le concile de Chalcédoine (451). La maternité
divine de Marie sert en quelque sorte d'argument théologique. Mais déjà
dans la tradition patristique se développe, d'Irénée à Augustin, un
processus apologétique qui, prenant Marie elle-même comme objet de sa
méditation, utilise largement l'interprétation allégorique de
l'Écriture. Le thème essentiel en est le parallèle entre Ève et Marie.
Celle-ci apparaît comme la « nouvelle Ève », génératrice de la nouvelle
création, réparatrice de la faute originelle de l'humanité et jouant par
conséquent dans l'économie du salut un rôle actif, à la fois par son
obéissance de foi accueillante au Verbe divin et par sa sainteté
concrètement exprimée par sa virginité (dans et après l'enfantement).
En une deuxième période qui va du Ve siècle au XVIe,
les grandes doctrines trinitaires et christologiques étant fixées,
l'intérêt se concentre toujours plus sur la personne, les mérites et les
privilèges de Marie. La virginité perpétuelle donne lieu à maintes
polémiques à travers lesquelles se formera lentement la
croyance à l'Immaculée, préservée dès sa naissance du péché originel et
de ses souillures, préservée aussi, par voie de conséquence, de la
corruption corporelle et de la mort. Tandis que les théologiens
disputent, c'est surtout à travers la liturgie et la célébration des
fêtes mariales que se développe, en Orient d'abord, puis en Occident, la
vénération de Marie. Au VIe siècle,
on compte six fêtes mariales en Orient. Le témoignage liturgique le
plus célèbre et le plus cher aux orthodoxes est l'hymne akhatiste à la
Vierge, encore en usage. Au VIIe siècle,
quatre fêtes mariales apparaissent dans le canon romain, dont celle de
l'Assomption (15 août). Mais c'est en Occident aux XIIe et XIIIe siècles
que la piété mariale connaît sa plus large extension sous l'influence
de maîtres spirituels tels que Bernard de Clairvaux, le pseudo-Albert,
Bonaventure, en dépit des réserves parfois exprimées par la grande
théologie classique (Thomas d'Aquin, par exemple, refusait à Marie le
privilège de l'immaculée conception). L'usage de l'« ave Maria », à côté
du « pater », encourage et justifie la croyance en l'efficacité de
l'intercession de Marie. Chez saint Bernard apparaît l'idée de la
médiation maternelle qui conduira à considérer Marie comme mère de
l'Église ; et Bonaventure développe le thème de Marie coopérante (adjutorium)
à l'œuvre rédemptrice du Christ par sa participation au sacrifice de la
croix. Mais cette période s'achève dans les élans de la dévotion
populaire et monastique qui connaîtra bien des excès et des déviations
favorisés par l'effondrement de la pensée chrétienne de la fin du Moyen
Âge.
À partir du xvie siècle,
les conflits puis les ruptures de la Réforme protestante ont pour effet
de déséquilibrer la spiritualité et la théologie mariales, sur
lesquelles d'ailleurs le concile de Trente (1545-1563) ne se prononcera
guère. De nombreux courants de théologie mystique tendent de plus en
plus à faire de la mariologie un « traité séparé », sans lien direct
avec le reste de la doctrine chrétienne, la christologie en particulier,
et devenant par elle-même source d'inspiration, de vie intérieure
personnelle dans l'intimité avec la « médiatrice de toutes les grâces »,
la mère spirituelle de tous les croyants. Les noms de Bérulle, Jean
Eudes, Grignon de Montfort, Alphonse de Liguori illustrent la
spiritualité des XVIIe et XVIIIe siècles. Mais dès le XVIe,
à partir et au-delà des grandes synthèses doctrinales de Suarez et de
Bellarmin, se poursuit et s'achève une entreprise laborieuse et
systématique (par exemple, la « mariologie scientifique » de
M. J. Scheeben au xixe siècle)
pour réduire et lever les objections persistantes à l'Immaculée
Conception. Le dogme en sera finalement proclamé par Pie IX (1854) et
les apparitions (La Salette, Lourdes, Beauraing) en populariseront la
dévotion spectaculaire. La promulgation en 1950 par Pie XII du dogme de
l'Assomption
et l'institution des « années mariales » ne feront que consacrer
officiellement la glorification de Marie, reine du ciel et digne à cet
égard de recevoir le titre de « co-rédemptrice » et de « mère de tous
les hommes ».
III - La perspective œcuménique
Le problème de Marie n'occupe évidemment pas une place centrale dans le dialogue œcuménique à l'heure actuelle. Cependant le IIe concile
du Vatican, en refusant un traité séparé de mariologie et en
incorporant un chapitre sur Marie dans la constitution sur l'Église, a
ouvert une perspective nouvelle en montrant un évident souci de ne pas
dissocier le thème marial de l'ensemble de la réflexion œcuménique sur
l'Église, et donc d'éviter des risques de malentendus avec les frères
séparés (cf. constitution Lumen gentium, no 67).
La question mariale n'est donc pas secondaire ; mais elle est seconde
par rapport à d'autres points plus fondamentaux du débat œcuménique.
Avec les Églises orthodoxes, l'amplitude prise par le culte marial – et
même la doctrine – ne fait pas en soi difficulté ; il en va différemment
du rôle que s'attribue le magistère dans l'élaboration et la définition
du dogme. C'est la question du pouvoir dans l'Église qui est en cause,
non celle de Marie. Du côté des Églises protestantes, les choses sont
moins simples. L'absence de mariologie a des causes plus profondes
qu'une simple réaction négative aux excès du « maximalisme » marial
catholique. La contestation porte essentiellement sur deux points :
d'une part, sur l'interprétation des textes bibliques dans un sens qui
majore la gloire de Marie, et cela pose le problème des rapports
de l'Écriture et de la Tradition ; d'autre part, et plus profondément,
sur la participation et la coopération active attribuée à Marie
dans la Rédemption. Certes, Marie ne joue pas un rôle passif ; elle
donne à la grâce une réponse active, celle de la foi ; comme telle, elle
est bien, dans son humilité de servante, figure de l'Église, premier
témoin du peuple de Dieu et en un sens type de la maternité de l'Église.
Mais la réponse de la foi n'ajoute rien à l'œuvre unique et universelle
du Christ. Dans cette double perspective, on peut penser et espérer que
le renouveau biblique amorcé avec le IIe concile du Vatican, joint à un effort rigoureux vers un christocentrisme re-situant Marie dans l'Église
par rapport à Jésus-Christ, unique médiateur et rédempteur, ouvre la
voie à une recherche commune en convergence. On pourrait alors
envisager, selon le vœu d'un théologien protestant, « un retour
salutaire à la simplicité évangélique ramenant la considération envers
Marie aux proportions qui peuvent lui être légitimement accordées dans
une Église chrétienne et que nul esprit sensible aux valeurs humaines ne
saurait lui refuser » (G. Miegge).
source Universalis
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